Interview de Jeanne Dubarry de Lassalle
Chez Colette Lab nous avons l’habitude de rencontrer des femmes inspirantes mais cette fois-ci nous avons pris une grosse claque ! Au cours d’une discussion à bâtons rompus, nous avons découvert le parcours remarquable de Jeanne Dubarry de Lassalle, passée de la haute fonction publique (Trésor) au conseil en stratégie en passant par la direction générale de Carrefour. Avec cette femme brillante, nous avons parlé de son parcours professionnel, de culture d’entreprise, de sororité, de parité et … d’introspection !
Peux-tu nous raconter ton enfance ?
J’ai eu beaucoup de chance j’ai eu une enfance heureuse. Je viens d’un milieu très classique et bourgeois mais avec des parents qui se sont affranchis des conventions et ont divorcé plusieurs fois. J’ai donc grandi dans une famille recomposée de « filles » avec ma mère et mes 3 sœurs. Je suis née à Toulouse et ai beaucoup déménagé, en Belgique puis à Paris.
Cet affranchissement des règles m’a donné beaucoup de liberté, à l’époque les divorces n’étaient pas aussi fréquents qu’aujourd’hui et il y a avait peu de gardes alternées. La relation avec mon père en a sûrement pâtie.
Ma mère est gynécologue et s’est battue toute sa vie pour les droits des femmes, notamment à travers l’association Le Nid. Cela m’a permis d’être éveillée très tôt sur ces sujets, pour moi la sororité est une valeur essentielle.
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Comment as-tu choisi tes études (Sciences Po) ?
J’ai choisi Sciences Po car c’est une formation généraliste, je trouve que c’est intéressant de pouvoir appréhender un problème à travers plusieurs de ses facettes : politique, sociale et financière. Quand je prends un sujet à bras le corps j’aime bien être « deep dive et vraiment rentrer en profondeur, avoir une vision à 360°, ça doit être mon côté control freak !
Comment s’est passé ton passage au Trésor ?
C’était un environnement très stimulant intellectuellement, avec des gens qui venaient de différents horizons et très jeunes. Cette diversité des profils constitue une vraie richesse.
Sur quels sujets as-tu travaillé plus particulièrement pendant ces 6 années ?
D’abord sur des sujets de prévision économique et de politiques publiques de par mon expérience en économétrie acquise en troisième cycle puis j’ai été mobilisée sur des problématiques liées au franc CFA, et donc à la politique économique de pays africains de la zone d’influence française en liaison avec France Trésor.
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Ensuite, tu passes dans le privé et rejoins Viel c’est ça ?
Oui, en septembre 2008 juste avant le déclenchement de la crise financière avec la faillite de Lehman Brothers je rejoins cette holding d’investissement, pour travailler sur les sujets d’ infrastructures de marchés dans les pays africains, projet qui a été balayé par la crise. Du coup je me suis occupée des affaires publiques, c’est-à-dire pour le dire simplement de lobbying auprès des autorités, notamment européennes, dans un contexte de bouleversement (pour les initiés : EMIR et MIFID) qui impactaient fortement cette ligne de business (intermédiation financière). Après cette expérience de lobbying j’ai occupé des fonctions plus opérationnelles avec la mise en place de plateformes de négociation électroniques (qui remplacent les ordres à la voix). J’ai adoré travailler avec Patrick Combes qui m’a donné beaucoup d’autonomie et m’a fait accéder très jeune à des cercles de décision financiers. Mais après 5 ans j’avais besoin d’un nouveau challenge.
C’est à ce moment que tu rejoins le groupe Carrefour, en pleine transformation
Oui le groupe venait de tourner la page Lars Olofsson avec lequel la greffe n’avait pas pris. Les actionnaires venaient de nommer Georges Plassat, un pur retailer ancien de Vivarte pour raviver l’esprit « commerçant » du groupe et on m’a proposé de devenir sa cheffe de cabinet. C’était un patron charismatique avec un management très proche de ses équipes et une vraie expérience du retail. En revanche, son mode de management était assez « old school » et autoritaire.
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En quoi consiste exactement la mission de directrice de cabinet ?
C’est très variable en fonction des sociétés et du dirigeant. On a l’habitude de dire que quand le directeur de cabinet est un homme c’est l’éminence grise du CEO et quand c’est une femme c’est sa super assistante. Chez Carrefour les affaires publiques et la communication étaient le pré-carré d’autres personnes donc le rôle de directrice de cabinet était plutôt de faire le lien avec le Comex sur les projets transverses, faire l’interface avec les patrons des pays. J’ai aussi suivi les sujets d’évolutions actionnariales car c’est pendant cette période que les familles Moulin (Galeries Lafayette) et Diniz (l’ex-associé de Casino au Brésil) sont entrés au capital aux côtés du groupe Arnault. Après deux ans à ce poste comme c’est l’usage dans ces grands groupes j’ai été nommée à un poste opérationnel à la direction France pour suivre la mise en œuvre des grands plans stratégiques avec Noël Prioux, le patron France.
Pourquoi as-tu quitté Carrefour ?
Dans certaines entreprises, au moment de l’arrivée d’un nouveau CEO il y a un renouvellement des équipes. On appelle cela le sacrifice sur l’autel du profit warning ! C’est assez sain même si ce n’est pas toujours efficace … à l’arrivée donc d’Alexandre Bompard et de ses équipes, j’allais partir en congé maternité de mon troisième enfant et pour être franche j’avais envie de faire autre chose. Mon psychanalyste m’avait amené par des détours bien à eux à cette décision. Cette naissance serait une renaissance. Je me suis sentie très libre. Partir sans point de chute précis ne m’a pas angoissée. Au fil des rencontres, je me suis dirigée vers l’analyse stratégique pour pouvoir capitaliser sur mes expériences passées. Aujourd’hui je conseille des boites tech américaines qui ont besoin de raconter une histoire de transformation digitale pour vendre leur plateforme. Cela implique une transformation des entreprises clientes en sociétés « data-driven » ce qui peut prendre du temps. En fait mon expérience montre que ça fonctionne quand le CEO a une culture data ce qui n’est pas si fréquent (ou quand le Chief Digital Officer a du poids et est opérationnel). Du coup il y a besoin d’une stratégie de message à haut niveau et c’est là que j’interviens. Je me suis associée à une équipe à Londres. Notre société s’appelle ACCELLENCY. C’est une histoire de très belles rencontres.
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Tu as aussi un projet entrepreneurial en parallèle tu peux nous en dire un mot ?
Oui j’essaie avec une équipe de bâtir une solution de blockchain en temps réel pour révolutionner l’expérience client. C’est un challenge difficile mais excitant, on va y arriver !
Tu as co-écrit avec Aulde Courtois, une note de l’Institut Montaigne « Agir pour la parité : performance à la clé », peux-tu nous en donner les principales conclusions et recommandations ?
On a choisi l’Institut Montaigne car c’est un think tank respecté qui formule des pistes et des recommandations pertinentes. La loi Copé-Zimmermann qui instaure des quotas de femmes dans les boards a très bien fonctionné et a permis à beaucoup de femmes talentueuses d’émerger. Mais aujourd’hui le problème se situe plutôt à l’échelon opérationnel, au niveau des Comex. Je pense qu’il faut passer à l’étape suivante et mettre en place une politique de quotas au C-level c’est la seule manière de faire avancer les choses. Cela permettra aussi de repenser les codes du pouvoir, les carrières, les rémunérations, combattre les stéréotypes de genre et les biais cognitifs. Marlène Schiappa, Bruno Lemaire et Agnès Pannier-Runacher ont toujours été favorables au sujet et une loi devait être présentée au Parlement en mars 2020. La crise sanitaire a mis ce sujet entre parenthèses. Avec joie Bruno Lemaire en a fait un combat politique et le sujet revient dans l’agenda politique cette année !
Peux-tu nous parler de l’appli dans tu t’occupes pour promouvoir la parité ?
Je crois profondément à la force du consumer facing. C’est un moyen politique très anglo-saxon pour faire bouger les lignes comme le name and shame. Je me suis occupée pour le compte des Nations Unies du développement d’un programme appelé The Lion’s Share qui vise à financer des programmes de protection de la biodiversité en levant des fonds auprès d’annonceurs qui utilisent l’image d’animaux dans les publicités. Il y a un vrai éveil des consommateurs sur le sujet. Je suis avec mes deux associées et amies Aulde et Floriane en train de travailler sur l’adaptation en Europe d’une application américaine « Gender Fair », un peu sur le modèle Yuka, qui permettra de donner un scoring de gender fairness aux produits en fonctions de différents critères : parité, existence de programmes pour femmes seniors, notation des publicités en fonction des stéréotypes de genre ou du sexisme, effort philanthropique etc. Cette appli sera lancée en mars, j’ai hâte d’avoir les premiers retours !
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Quel est le roman (ou le film) qui t’a le plus marqué et pourquoi ?
Le livre Laëtitia d’Ivan Jablonka, qui raconte l’enlèvement et le meurtre de Laëtitia Perrais, un fait divers qui avait secoué l’opinion en 2011. Ce livre montre bien que tout part de la domination physique des hommes sur les femmes et permet de réfléchir à des politiques publiques et de construire un combat féministe plus inclusif. Ce livre a vraiment été pour moi un déclic pour comprendre comment prioriser les combats et que tout est lié, des violences faites aux femmes, des agressions sexuelles au combat pour la parité dans l’entreprise.
Comment progresses-tu ?
Je me remets tout le temps en cause. J’adore rencontrer des gens et être challengée, je fais une analyse à 360° de toutes les critiques en me faisant l’avocat du diable !
Quel est le meilleur conseil que l’on t’ait donné ?
C’était un conseil très provocateur et qui sur le coup m’a un peu épouvanté. Je demandais à quelqu’un « comment on fait quand on est une femme pour avoir des réseaux ? et il m’a répondu « Il y a les réunions Tupperware ». Je crois beaucoup à la sororité, à l’entraide entre femmes !
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Comment partages-tu votre temps aujourd’hui ? Parviens-tu à déléguer ?
J’ai rencontré une femme incroyable qui m’a aidé par un travail d’introspection à me recentrer, j’y crois beaucoup ça m’aide à faire confiance aux personnes avec qui je travaille, gérer mes doutes et mes relations de pouvoir pour construire soi-même sa propre histoire. Aujourd’hui 1/3 de mon temps est consacré à l’appli et 2/3 à mes activités de conseil.
Quel est le rêve qui te reste à réaliser ?
Être pleinement satisfaite de ce que je suis j’ai toujours le sentiment de pouvoir faire mieux.
Si tu pouvais inviter 3 personnes à un dîner, quelles seraient-elles ?
Après un an de vie bouleversée par la crise de la covid, j’ai plus envie de fêtes avec mes amis plutôt que de dîners à 4 ! Surtout de danser !
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Quel est le plus beau voyage que tu aies réalisé ?
Le Yémen, pays reclus d’une beauté époustouflante…C’était il y a plus de 20 ans !
Que penses-tu de Colette Lab ? As-tu un conseil nous prodiguer ?
Un incroyable projet autour de l’équilibre de soi. L’attention toute particulière que Colette Lab porte à sa communauté.
Garder son authenticité originelle tout en n’étant plus seulement pour les initiés….vers des nouveaux canaux de distribution ?
Merci Jeanne <3
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